Traces

Publié le par Nathan


Girophares dans la nuit noire.
Stanley tourne le volant du bout des doigts, pour montrer qu'il maîtrise parfaitement les virages extrèmes au beau milieu des carrefours surfréquentés. Les pneus crissent et Turb ne peut pas s'empêcher de se mordre les lèvres, avec la gueule du mec pas trop rassuré. Il a beau faire une tête de plus que les autres, ça reste un stagiaire. Et les stagiaires connaissent rien à la vie, on le leur répète assez souvent pour qu'ils finissent par prendre ça pour acquis, à défaut d'autre chose.
L'ambulance dépasse en trombe les quartiers les plus hypes de la ville, ceux dont les trottoirs sont généralement maculés de gerbe après une heure du matin, mais pour une fois les trois hommes ont autre chose à faire que de ramasser des gamins avinés. C'est la première intervention un tant soit peu intéressante de la semaine, et Stanley les a prévenus dès que la radio s'est arrêtée de crachouiller l'adresse en question :

- Pas moyen de laisser ces cons de pompiers arriver avant nous, alors on fonce.

Stanley réagissait toujours ainsi quand l'annonce commençait par "code urgent, jeune femme..." en l'occurance, c'était "jeune femme sous anxios qui s'est enfermée chez elle et ne donne plus de réponse. Antécédents suicidaires."
Ash avait soupiré, mais pas plus que d'habitude. Stanley était peut-être un taré, mais il faisait quand même son taf.
Après les quartiers hypes, après le vélodrome et après le stade, c'était par là qu'elle vivait. Au milieu d'un tas d'autres maisons minuscules, ces trucs typiquement anglais tous collés les uns aux autres, des bâtiments en briques rouges et aux fenêtres à stores. Quand l'ambulance stoppa, il y avait déjà un petit rassemblement sur le trottoir. Ash ordonna à Turb de s'occuper du défibrilateur avant de sauter sur les pavés et de s'approcher, conscient comme toujours de passer pour un sauveur avant même d'avoir fait quoi que ce soit. Et c'est pas la vieille en pleurs devant la boîte aux lettres qui allait dire le contraire.

- Dieu soit loué, vous voilà.
- Calmez-vous. C'est votre fille qui est à l'intérieur ?

Elle hocha la tête, et apperçu Turb qui arrivait à son tour. Là, son expression changea. Il faut dire que Turb avait dix-huit ans, et que ça n'avait rien de rassurant, un sauveur de cet âge-là.
Stanley laissait les palabres aux autres. Il était déjà à la porte, frappant contre le panneau après avoir mis ses gants, comme s'il prévoyait déjà avoir affaire à quelque chose de salissant. Ash pria intérieurement pour que la vieille ne note pas ce détail, mais c'était inutile. Elle chialait trop pour ça.

- Elle m'a appellée tout à l'heure. Oh, elle disait encore ces choses - qu'elle voulait en finir.

- Comment s'appelle votre fille, madame ? demanda Ash, sans entendre la réponse puisque Stanley venait d'enfoncer bruyemment la porte. Lui et Turb s'engouffrèrent à l'intérieur, et Ash leur emboita le pas, non sans avoir adressé un regard à la vieille qui signifiait très clairement qu'elle et ses voisins avaient tout intérêt à rester dehors.

Comme dans problablement toutes les baraques de la rue, en franchissant la porte, on se retrouvait directement dans un long couloir étroit. Personne ne prit la peine d'allumer la lumière. De manière générale, tout était toujours foutu pareil. La cuisine en face, un salon minable à côté avec une télé de récup dans un coin. Un escalier et, en haut, une ou deux chambres mal tapissées. Ils grimpèrent sans même se concerter. Se retrouvant face à trois portes, chacun d'eux tenta d'en ouvrir une, Stanley gueulant des "Mademoiselle, vous m'entendez ?" tandis qu'Ash, lui, ne prenait même pas cette peine. Etonnement, ce fut Turb qui la trouva en premier.
Il était tombé sur la porte qui menait à la salle de bain. Pas de fenêtre, il avait cherché l'intérrupteur en demandant s'il y avait quelqu'un, trop bas pour que ça soit vraiment utile. Clignant des yeux dans le blanc du néon, il distingua tout de suite une forme dans la cabine de douche. Peut-être qu'il aurait du appeller les autres. Mais au lieu de ça, il avança la main et fit glisser la porte en PVC, l'air mué par une sorte de sentiment héroïque.
Elle était morte, bien sûr. Mais ce n'était qu'un stagiaire, après tout, il ne pouvait pas en être totalement certain avant de l'avoir vue.
Habillée d'une longue robe sombre, elle se tenait étrangement tordue, les bras ballants contre son ventre. Une ceinture était fermement nouée autour de son cou et rattachée à la barre métallique soutenant la pomme de douche. Elle avait les yeux fermés mais son visage était bleu violacé, et avant d'être aussi gonflé, elle avait du être jolie. Pas facile à dire. Si on le lui avait demandé, Turb n'aurait pas su dire si c'était ça ou l'odeur qui le fit vomir, mais ses deux coéquipiers arrivèrent dans la pièce à l'intant même ou ce qui avait été un kebab quelques heures plus tôt se répendait sur le carrelage en flaque jaunâtre et puante.


- Ton premier ? demanda Ash quelques minutes plus tard, alors qu'ils étaient retournés près de l'ambulance. Il avait laissé à Stanley le soin d'apprendre la nouvelle à la vieille. Il n'y avait pas de raisons.
Turb acquiésca. Il s'était adossé au camion et il n'en décolla que plus tard encore, après qu'Ash lui ait donné une claque sur l'épaule, après qu'ils aient emballé le corps et l'aient chargé dans l'ambulance, après que les flics soient arrivés sur place, et après que Stanley ait remis le contact. Il avait insisté pour rester à l'arrière. Les yeux un peu vagues, le stagiaire fit glisser avec précaution la fermeture éclair du sac mortuaire. Elle était toujours gonflée, mais les gars avaient retiré la ceinture. Elle avait laissé une trace à sa place, si profonde qu'on pouvait lire la marque qui avait orné le cuir. Un truc de pauvres.
Turb ferma les yeux, et l'instant d'après, le choc d'un virage l'envoya valser contre le mur. Stanley rigola quelque part à l'avant.

- Connard.

Et le solennel, c'est pour les faibles.

Publié dans Dyslexie western

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Z
Ca me donne envie d'écrire...
Répondre
L
Ça m'avait manqué de te lire, mais avant de te lire, je n'en avais pas conscience. J'adore toujours tes personnages. J'adore toujours. J'adore.
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L
Les gens qui parlent de leur suicide appellent généralement à l'aide. Mais elle, faut croire qu'elle n'a peut-être pas été entendue.
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N
<br /> <br /> Ouais, je fais comme Perceval, j'aime bien placer des vieux dans mes histoires on dirait.<br /> <br /> <br /> <br />